• Le pont d’Alcántara : “Firmitas”, “Utilitas” et “Venustas”

    Le pont d’Alcántara : “Firmitas”, “Utilitas” et “Venustas”

     

     

    Surgie de la nuit des temps, cette merveille architecturale, qui cache sous sa fine élégance une prodigieuse masse de granit et une vocation martiale, semble être la concrétisation parfaite de la formule de l’architecte romain Vitruve, dont s’est inspiré son constructeur Cayo Julio Lacer :

    « Firmitas, Utilitas et Venustas » ! Autrement dit ; Fermeté, Utilité et Beauté.

     

    Au début du IIe Siècle, date de sa construction, les Romains dominaient déjà toute la Péninsule depuis près de cent ans.

    La conquête de la Lusitanie avait été la plus longue et la plus difficile ! En effet, les Lusitaniens, trop pauvres, et qui n’acceptaient pas de se faire exploiter, avaient multiplié les rébellions.

    Entre autres résistants, un futur héros bi-national, Viriato, dont l’origine est encore revendiquée aujourd’hui à la fois  par l’Espagne et le Portugal, avait pris la tête de l’une des multiples guerres de guérilla contre Rome, vers 147 Av. J.C.

    Sorte de Vercingétorix, il réussit à malmener et à repousser plusieurs fois les Romains qui, n’arrivant pas à le vaincre à la loyale, le firent assassiner durant son sommeil par un traître, l’un de ses propres lieutenants qui avait été soudoyé, en –139.

     

    Mais les troubles devaient durer encore longtemps...

    A cette époque-là, tout comme encore aujourd’hui, le Taje (Tajo) était un obstacle majeur entre les Lusitaniens et les conquérants venus du Sud Est, surtout à cet endroit où le lit du fleuve est particulièrement encaissé et 

    inaccessible. C’était à la fois une protection et une entrave qui freinait considérablement les opérations militaires, commerciales, etc., dans les deux sens.

    Il fallait donc très bien connaître et utiliser les rares gués, pour faire passer les hommes, les bêtes et les charrois, car on ne fait pas la guerre sans déplacer de gros moyens matériels.

    Il fallait aussi connaître les redoutables humeurs du fleuve, et se limiter à la saison sèche, pour le traverser. Pas commode du tout !

     Le pont d’Alcántara : “Firmitas”, “Utilitas” et “Venustas”

    Mais, si l’on voulait entreprendre la construction d’un pont, il convenait aussi de disposer d’un peu de temps de paix —plutôt de quelques années !— pour le faire. Et il fallait encore beaucoup d’autres choses, comme nous le verrons !

     

    Revenons donc à celui d’Alcántara, et examinons-le, tel qu’il est aujourd’hui.

    Son intégration dans le paysage est si parfaite qu’il semble en faire naturellement partie, comme s’il était né avec, tellement sa présence paraît « évidente » et semble ne poser aucune question.

    Vu comme ça, de loin, on dirait un élégant jouet, posé là par un enfant, sur une maquette, entre deux mottes de terre. On a juste envie de marcher un peu dessus, pour voir si c’est un vrai.

     

    Eh bien, pour comprendre tout de suite que ce n’est vraiment pas un jouet, voici quelques chiffres qui devraient parler tout seuls : sa longueur totale est de 214 mètres, soit deux fois celle d’un terrain de foot. La hauteur maximale de l’arche centrale est de 48 mètres, c’est à dire que l’on pourrait facilement loger en-dessous un édifice d’au moins 16 étages, et la largeur de cette même arche est de plus de 28 mètres. Quant à la chaussée, tout en haut, elle fait 6,70 mètres de large : une très confortable route départementale ! 

    Nous sommes au tout début du IIe Siècle. La Lusitanie a été romanisée. La guerre n’est plus à l’ordre du jour, mais les affaires, le transport de marchandises, la gestion administrative et les déplacements personnels sont en plein essor.

    Il existe déjà une très importante voie, la « Vía de la Plata », qui remonte tout droit Sud Nord, de Cádiz à Astorga, puis La Coruña. A l’Ouest, une autre voie longe la côte atlantique, mais entre les deux, il n’y a pratiquement que des chemins de transhumance.

    C’est sans doute la nécessité d’un passage carrossable, partant du milieu de la Vía de la Plata après Mérida, pour atteindre l’Atlantique, qui a motivé la construction de cet ouvrage extraordinaire, « au milieu de nulle part », dans une région aussi ingrate et difficilement accessible.

     


    Car tout le mérite est là : réaliser un tel prodige alors qu’on n’a rien sous la main, et rien à des dizaines de kilomètres !

    Voyons le "cahier des charges" :

    Le pont doit être un carrefour, une croisée entre un chemin et un obstacle. Le chemin, nous l’avons vu, il existe déjà depuis des millénaires, connu, balisé, fréquenté.

    L’obstacle est particulièrement difficile : un fleuve, incontrôlable qui peut devenir extrêmement violent lors de ses énormes crues.

    On en voit ici un exemple facile à chiffrer : connaissant les mesures du pont, on peut calculer que le niveau de l’eau monte à 8/10 mètres du sommet de la voûte.

    En clair, il y a à cet endroit une profondeur d’eau de 38 mètres ; de l’eau en furie qui se précipite à la vitesse d’un torrent, charriant en plus des pierres et des gravats.

     

    Cela signifie qu’il fallait, avant même de commencer, connaître la hauteur des plus grandes crues, y compris des « centenaires ».

    Nous allons commencer par les fondations.

    Juste pour comprendre, il suffira de savoir qu’au XIXe Siècle, des responsables, soucieux de la « santé » de l’ouvrage, avaient détecté des dégradations, à sa base, dues à la violence de l’eau qui avait déchaussé les piles. Mais à l’époque, ils ne purent pas faire mieux que d’embaucher quelques plongeurs qui réussirent difficilement à déposer quelques gravats dans les trous...

     

    Ce n’est qu’en 1969, une fois terminé le monstrueux barrage construit quelques centaines de mètres en amont, et lors de son remplissage, que l’on put voir ce que les Romains eux-mêmes n’avaient jamais vu : le lit du fleuve à sec. Et la solution adoptée fut de combler les brèches avec... du béton !

    Vous croyez que ça tiendra 2000 ans de plus ?

    Les Romains, eux, avaient trouvé le moyen d’aplanir le fond du fleuve en pierre d’ardoise, sous l’eau, dans le courant, à la pioche, au burin et au marteau.

    N’est pas Romain qui veut !

     Pour surmonter les crues, il faudra calculer la hauteur nécessaire : ici près de 50 mètres, et construire les piles, mais pas trop de piles, car elles obstrueraient le lit, faisant obstacle à l’eau, et seraient fatalement emportées. Il les faudra fines et profilées, comme un bateau. D’ailleurs, la pointe triangulaire qui fait face au courant se nomme « tajamar » en espagnol, c’est à dire « fend la mer ».

    Le nombre des piles est fixé, et cela donne des portées invraisemblables, qui sont, sans aucun doute, le défi majeur : 28,60 m pour la plus grande.

    Facile..., sur le papier !

    Lorsqu’on construit la pile, on amorce la voûte, obtenant ainsi des appuis saillants sur lesquels il n’y a plus qu’à poser des poutres, pour constituer une fausse voûte provisoire, en bois, qui supportera ensuite les moellons en granit de la vraie, jusqu’à la pose définitive de la clef.

     

    Et il n’y aura plus qu’à enlever l’échafaudage. Pas de souci, non ?

    Oui, mais, voilà : même aujourd’hui, avec les techniques de lamellé-collé, une portée de 28 mètres en bois, c’est pratiquement impossible : rien que pour supporter son propre poids, la poutre devrait avoir des dimensions monstrueuses... Et il faudra que celle-ci ne plie pas d’un millimètre, quand elle supportera les centaines de tonnes des moellons de granit...

    Et ce n’est pas tout : dans la région, et même sans doute dans tout le pays, il n’existe aucun arbre ayant un tronc de 28 mètres, capable de ces performances !

    Un vrai « travail de Romains » !

    Admettons qu’on ait la poutre, ou les poutres, associées en un savant entrelacs d’étais : il faut maintenant les installer dans le vide et, en dessous, il y a la hauteur d’une bonne douzaine d’étages... sans filet de protection... Gare à la chute, des hommes, et des bois ! 

    C’est fait ? Super !

     

    Les douelles doivent s’ajuster parfaitement, sinon elles éclateraient tôt ou tard. Elles ont été taillées à l’angle requis, au millimètre près, en bas, au sol, puis installées et vérifiées à plat en vraie grandeur, et soigneusement numérotées.

    Il ne reste plus qu’à les monter et à les mettre en place ; ce sont elles qui vont dessiner les arcs et véritablement construire le pont sur le vide.

     

    Allez, une petite idée sur ces pierres : l’arche la plus grande en compte 70 par rangée. A partir de là, on peut calculer leur dimension moyenne : 60 cm d’épaisseur, plus de 1,80 m de long et, vraisemblablement 1 m de large. Cela fait grosso modo 1 mètre cube. Sachant que la densité du granit est de 2,7, cela nous fait environ 2,7 tonnes par pierre.

    Et maintenant, comment fait-on pour les mettre en place et les ajuster ? On accroche un palan aux nuages ou à la Lune ?

    Ah, n’oublions pas : il faut construire toutes les voûtes simultanément ; en effet, la poussée d’une seule sur ses piles les renverserait immanquablement, car tout se tient ; l’ensemble est solidaire !

    Je disais bien : un vrai travail de Romains !

    Cependant, dans leur folie, les Hommes, n’ont pas épargné cet ouvrage !

    Il avait été conçu pour des raisons stratégiques. Tous les envahisseurs et tous les chefs de guerres l’ont parfaitement compris au cours de l’Histoire, et ont agi en conséquence, chacun à sa manière.

     

    Lors de la Reconquête finale de la région, en 1218, la première arche rive droite, fut coupée, sans doute par les Chrétiens. Cette brèche ne fut reconstruite qu’au XVIe Siècle, à partir de 1543, sur les ordres de Charles Quint.

    Au XVIIe Siècle, lors des luttes pour l’Indépendance du Portugal, diverses tentatives de destruction ne réussirent qu’à le détériorer.

     Au cours des guerres napoléoniennes, des affrontements eurent lieu sur le pont, bien sûr, avec la coalition anglo-portugaise, et l’arche déjà abîmée fut détruite par les Anglais pour arrêter les Français.

    Puis, en 1812, le général Wellington ordonna sa réparation, mais étant donnée l’énorme difficulté et le manque de moyens, on ne réussit qu’à installer une misérable passerelle qui donne le vertige, et qui fut brûlée en 1836 durant la guerre carliste !

    En 1852, une tentative de reconstruction échoua, car l’échafaudage s’effondra...

    La dernière reconstruction fut menée de main de maître par l’architecte Alejandro Millán, celui qui, malgré les efforts de ses plongeurs n’avait pas réussi à refaire la base, de 1856 à 1860.

    Nous ne voyons plus aujourd’hui tout à fait les mêmes pierres à la place exacte où les constructeurs romains les avaient mises.

     Mais, comme le prévoyait son architecte Cayo Julio Lacer, ce pont était fait pour durer. D’ailleurs, n’avait-il pas fait graver sur une plaque cette inscription visionnaire: “PONTEM PERPETVI MANSVRVM IN SAECVLA MVUNDI”, ce qui signifie “Ce pont restera à perpétuité dans les siècles du monde”.

     Quelle extraordinaire leçon donne le travail bien fait !

     Daniel D.


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