• Sainte Livrade-Santa Librada. Daniel D.

     Sainte Livrade n’est pas prophétesse en son pays

     Lorsque vous passerez par Sigüenza, en allant de Zaragoza à Madrid, peut-être pour y voir le célèbre gisant du « Doncel », un noble chevalier chrétien, mort en 1486 lors de la bataille de Grenade contre les Musulmans, ne manquez pas une autre célébrité : Santa Librada.

     

     Quel rapport —me direz-vous— avec « Sainte Livrade Sur Lot », petite bourgade du Lot et Garonne ?

    Sur place, on vous dira que « ‘Santa Librada’ fut, dans le passé, la principale Patronne de le ville et du diocèse de Sigüenza et, qu’en l’honneur de cette vierge et martyre, fut construit le remarquable ensemble que constituent son retable, son autel et son sépulcre ». On ajoutera que « le corps de Sainte Livrade fut apporté, au XIIe Siècle, par l’évêque Bernard d’Agen, pour servir de fondement spirituel et liturgique à la Cathédrale de Sigüenza, qui la vénère véritablement avec respect et dévotion, fière de posséder un trésor aussi riche et aussi précieux ».

    Agen, Sainte Livrade sur Lot, Sigüenza : Eh bien, nous y voilà !

     

    Dites ainsi, les choses paraissent simples et évidentes.

    Mais, qui était donc Sainte Livrade ?

    En fait, comme c’est le cas pour beaucoup d’autres saints, cette vénérable Livrade est un inextricable imbroglio de croyances et traditions locales, de légendes croisées, ou de pures inventions opportunistes…Sainte Livrade-Santa Librada

     

    L’un de ses avatars les plus pittoresques est, sans conteste, Wilgeforte, nom qui pourrait être issu des mots latins « Virgen Fortis » ou « Uirgen », d’où le « W », ou de « Hilge Vartz » qui signifie « Saint Visage » !

    Cette « Vierge Forte » serait devenue barbue à la suite d’une prière personnelle: en effet, pour échapper aux avances d’un prince païen, elle aurait demandé protection à son Dieu chrétien qui lui aurait aussitôt envoyé ce magnifique attribut viril, tellement efficace que le prétendant effrayé, se serait enfui… Par contre, son père, païen lui-même, ne lui aurait pas pardonné de refuser ce beau parti sous le prétexte qu’elle s’était convertie au christianisme. Il la fit donc dûment crucifier, telle que nous la voyons représentée dans de nombreuses églises, avec ou sans barbe. 

     Cette Wilgeforte a été souvent confondue avec Livrade, mais aujourd’hui, il semble que les deux, courants hagiographiques se soient séparés.

    Alors, pourquoi cette confusion ? C’est qu’en fait les deux légendes ont plusieurs particularités  ou racines en commun.                                                                                   Sainte Wilgeforte, de Wissant, dans le Pas de Calais.

    Dans les deux cas, la sainte aurait été la fille d’un roi « païen », celte ou wisigoth. L’épouse de ce roi aurait donné naissance, alors qu’il était parti à la guerre, à neuf « jumelles ». Et cette pauvre mère catastrophée par la monstruosité d’une naissance de « nonuplées » habituellement réservée aux truies vous voyez l’allusion…, pensant que son mari l’accuserait d’adultère multiple ou de commerce avec le diable, se sépara en secret de ses neuf filles qu’elle confia à une nourrice chrétienne, durant leur enfance. Du nord au sud de l’Europe, le chiffre neuf est constant dans ces légendes ; et il interroge. 

     Neuf, comme les neuf muses de la Mythologie  grecque, est un chiffre chargé de symboles.  Par exemple les anges, selon Denys l’Aréopagite, sont  hiérarchisés en neuf chœurs.

    Sainte Livrade-Santa Librada Etant le dernier de la liste, le chiffre neuf annonce à la  fois une  fin et  un commencement dans les traditions  ésotériques,  une transposition  dans un nouveau plan : la  mort et la  résurrection, donc un oxymore  fondateur.

      Il s’agit là, à n’en pas douter, d’une opération de  recouvrement  syncrétique d’un ancien culte « païen », par le  catholicisme. 

      Sarcophage des neuf Muses. Louvre.   

     

     Le nom de Livrade, « Liberata » en latin, est tout un programme : celui de la liberté. Pas étonnant que cette sainte ait été systématiquement associée à des mouvements de « libération », à des époques clefs : libération des chrétiens face aux romains lors des persécutions impériales, d’où sa première apparition au IIe Siècle, puis au Ve Siècle, avant la conversion des Wisigoths, au XIIe Siècle avec l’expulsion des Musulmans, et encore en Amérique Latine où nous la retrouverons bientôt.

     

     Il n’est pas indifférent de considérer que ces légendes s’étalent tout au long du Chemin de Saint Jacques de Compostelle, en passant par le bourg de Sainte Livrade, bien sûr, et aussi par Agen, se déformant, se mêlant, s’interpolant, selon la fantaisie, les oublis et les raccords improvisés par les pèlerins, les chauvinismes, ou les intérêts militants des différentes époques. 

     

    Faisons maintenant connaissance avec ce Bernard d’Agen qui emporta à Sigüenza les reliques de la Sainte.Sainte Livrade-Santa Librada

    Il était né en Aquitaine, et arriva en Espagne en 1098, à la suite d’un autre Aquitain, Bernard de Sédirac, et d’autres moines, tous riches et puissants clunisiens vêtus de noir, ceux qui réorganisèrent le chemin de St Jacques, d’où le nom de « Camino francés ».

    Il fut consacré évêque de Sigüenza en 1121.

    En pleine époque de Reconquête, son épiscopat fut caractérisé par une lutte constante contre les Musulmans qui finirent par avoir sa peau en 1152, sur les rives du Tajo.

     

    Tout cela nous conduit vers la Sainte Livrade du Lot et Garonne, et vers son biographe préféré, l’abbé Raymond Castex, qui fut curé de la paroisse pendant trente ans, à la fin du XIXe Siècle.                                                                                   Tombeau de Bernard d’Agen, cathédrale de Siguënza.    

     

    Très attachant et très érudit, ce chanoine ; véritable amoureux de sa petite Sainte locale, sans pour autant perdre son esprit critique vis-à-vis des multiples légendes qu’il connaissait bien.

    C’est ainsi qu’il affirme, citant le comte de Maistre : « La légende peut être fausse, mais son enseignement est vrai. »

    Que nous dit donc ce saint homme ?Sainte Livrade-Santa Librada

    Il reprend pour l’essentiel la tradition des neuf filles royales, puis opte pour la décapitation de Livrade par les sicaires de son père.

    Il situe le trône de ce « roi » quelque part dans le Sud Ouest, et raconte comment la jeune fille, menacée de mort, s’enfuit pour échapper aux bourreaux, et fut finalement rattrapée dans le lieudit « La Landette »,

    peuplé de grands bois à l’époque, au bord du Lot, non loin du bourg qui porte aujourd’hui son nom.

    Plus tard, Charlemagne, qui était en résidence dans un bourg voisin, Cassinoglium (Casseneuil), de retour de l’une de ses expéditions en Espagne contre les Musulmans, souhaita implanter un puissant sanctuaire dans cette partie du Sud Ouest, afin de renforcer la christianisation encore mal assurée des populations locales, des anciens Wisigoths, et cela sur l’emplacement même de l’un de leurs propres temples.

    Quoi de mieux pour cela que de s’appuyer sur une tradition locale déjà bien implantée, attachante et fédératrice ? Celle de Sainte Livrade n’était-elle pas la plus indiquée, et sur le lieu même de son supplice ?

    Il en résulta la construction d’une basilique qui devint un très important lieu de pèlerinage avec le temps, et dont certains chapiteaux sont encore visibles aujourd’hui, même s’ils sont très dégradés :

     Sainte Livrade-Santa Librada

     On perçoit clairement ici combien le temps a été cruel, en un peu plus d’un siècle …

     L’abbé Castex, qui avait fait faire ce dessin, le commente ainsi :

    « C'est bien le martyre de sainte Livrade : une femme jeune encore qui en est le sujet principal, y est parfaitement dessinée. Un personnage vient de la frapper avec le glaive traditionnel, et la sainte s'affaisse vers la terre ou plutôt vers le billot sur lequel on devait peut-être la coucher. Une femme, probablement de sa maison, cachée par l'angle du chapiteau, semble se dissimuler et attendre avec anxiété le départ du bourreau pour prendre et emporter le corps de sa maîtresse ou de sa compagne. »

      On ne sait si Bernard d’Agen emporta toutes les reliques de la sainte, mais on pense qu’il en laissa quelques unes à l’abbaye de Grandselve, dans le Tarn et Garonne, lors de son voyage en Espagne.

    Toujours est-il qu’après l’occupation de l’Aquitaine par les Anglais et les troubles protestants, il ne restait plus rien de la pauvre Livrade dans son église…Sainte Livrade-Santa Librada

    Les habitants du bourg s’adressèrent alors aux moines de Grandselve pour essayer d’obtenir           de leur part quelque relique pour doter leur église. Leur demande fut favorablement accueillie, et l’une des deux côtes conservées là-bas leur fut concédée. La translation donna lieu à une  cérémonie en grande pompe épiscopale, le 29 août 1666, en présence de trente mille pèlerins.

    Depuis lors, une fête commémorative a lieu à Sainte Livrade, le dernier dimanche d’août.

     

    Blason actuel de Ste Livrade. 

    Revenons à Sigüenza : entrés en Espagne au début du XIXe, les soldats de Napoléon y dévastèrent la châsse qui contenait les reliques de la cathédrale. A leur départ, tous les débris de la sainte ne purent être récupérés par les fidèles locaux, maisl’ordre revint dans la cathédrale!

    Enfin un peu de calme pour ces saintes poussières ? Eh bien non !

     
    Le hasard fait bien curieusement les choses.

    Comme on peut l’imaginer, les Conquistadors avaient emporté le culte de Santa Librada en Amérique Latine.Sainte Livrade-Santa Librada

    Or, à partir de 1808, profitant de ce que les soldats de Napoléon envahissaient l’Espagne, les Colonies américaines retournèrent la situation. En Colombie, plusieurs tentatives d’Indépendance furent lancées, dont l’une le 20 juillet 1810, précisément le jour même de la fête de Santa Librada !

    Et voilà comment notre nouvellement nommée « Santa Libertad » devint un symbole politique qui fut fêté là-bas jusqu’en 1959 !

    Vous avez dit « coïncidence » ?

     

    Nous allons la retrouver maintenant à Panamá, où elle fait partie des mythes fondateurs de l’identité nationale. En effet, de 1889 à 1902, une guerre civile se déroula en Colombie, et un 2O juillet tiens !  eut lieu une bataille décisive qui devait conduire à la « perte » ou a la « libération » selon les points de vue du département du nord du pays, qui devait devenir… l’Etat de Panamá.

     

    Peu importe que le Vatican l’ait supprimée de la liste officielle des saints, son culte y augmente chaque jour, sous le nom familier de « La Chola » (l’Indienne).Sainte Livrade-Santa Librada

    C’est ainsi que, pas plus tard qu’en 2006, l’évêque de la cathédrale de Sigüenza, dans une grande pompe religieuse et en pleine ferveur populaire, a offert à la ville de Las Tablas, un « authentique » ossement de la sainte, soigneusement

    enchâssé ans une urne de cristal ensuite déposée dans l’église qui lui est consacrée.

    Sur les photos du reportage, on voit cet évêque débonnaire, qui ne peut pas ignorer les réalités historiques, arborer un grand sourire de connivence. Et on l’entendrait presque penser tout haut, comme écrivait Baudelaire : « Qu’importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse » !

     Sainte Livrade-Santa Librada

    Livrade-Wilgeforte par Eve

     Ne prenons surtout pas toutes ces histoires à la légère !

     
    Quelle que soit la légitime opinion critique que l’on doit avoir sur elles, il faut considérer qu’elles ont servi au cours des siècles à structurer des mentalités et des cultures, des joies, des peines et des espoirs, à faire des paix et des guerres, car l’âme humaine est ainsi faite, et, malheureusement, reste ce qu’elle est…

    Interrogeons-nous donc aussi, avec autant de lucidité critique, sur les « valeurs » et les « modèles » qui structurent aujourd’hui, en nous, les mêmes mouvements des âmes, et quelles sont les actuelles méthodes d’endoctrinement !


    Daniel D.


  • Commentaires

    1
    Jacques Dumont
    Samedi 17 Février à 23:31
    Bonjour, votre résumé est excellent, vous m'avez épaté. Je réside à Panama, j'ai écrit en 2003 un livre sur La Chola et dans un blog j'ai également écrit un résumé en 2009 Je dis quelques petites choses de plus, mais surtout je montre la rivalité entre l'Espagne et la France. Nous avons les lumières, elles donnent une réponse philosophique et l'Espagne une réponse métaphysique avec des inventions, des syncrétismes, car les lumières sont dans l'église d'Espagne.   https://losesquipulitas.blogspot.com Les chapitres XIII et XIV sont intéressants, mais je vous invite à commencer votre lecture au chapitre XII en 2012.  Les cinq puissances de l’âme selon Aristote. Le sujet m'a entraîné dans des remarques étonnantes qui méritent d'être lues, bien que c'est peut-être un peu long à lire !! Il faut aussi visionner les deux petits films. Dans le même blog, vous trouverez Santa Librada et ses huit sœurs au chapitre VI en 2009.  Au chapitre XIV, il y a un petit film sur l'ascension d'une forêt primaire et pluviale. Au plaisir de lire vos commentaires et questions
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