• L'Escorial, un « lieu de pouvoir ».Daniel D

    L'Escorial, un « lieu de pouvoir ». À tous les sens du terme ?

    En 1557, Philippe II d'Espagne (1527-1598), le plus puissant monarque de son temps, celui qui régnait sur le plus grand Empire du Monde à son époque, empire sur lequel « le Soleil ne se couchait jamais », décida de se choisir un emplacement pour construire son Palais.

    Et quel palais !

    Philippe II avait été un enfant peut-être un peu trop réservé mais studieux, ballotté par les innombrables déplacements de la Cour. C'était un homme de constitution plutôt frêle, il n'avait pas une très bonne santé, et surtout il n'avait pas l'envergure de son père, l'empereur Charles Quint.

    « Quand on n'est pas fort, il faut être malin », dit le proverbe qui lui convient très bien.

    Voyons cela de plus près.

     Philippe II hérita du pouvoir que son père, lassé par 40 ans d'un règne trop mouvementé, et miné par la goutte, lui transmit à l'âge de 56 ans (oui, seulement...) en 1556. Il n'avait pas encore trente ans.

    C'était manifestement, et tous les historiens vous le diront, un vêtement trop grand pour lui. Mais il lui fallait faire avec, et il le fit en « roi prudent », mais aussi avec l'aide d'étranges puissances occultes auxquelles il faisait curieusement confiance.

     L'Escorial, un « lieu de pouvoir ».Daniel D

     La construction du Palais se décida, semble-t-il, juste après la victoire des troupes espagnoles à Saint Quentin (en France) sur les Français, le 10 août 1557. Fort modeste victoire, mais la première du règne de Philippe, et puis, il fallait bien trouver un prétexte.

    Car l'essentiel n'était pas là.

    En fait, Philippe rêvait depuis toujours de se bâtir un palais, et il le fit, obéissant au testament de son père admiré, à la gloire de la Maison d'Autriche, ainsi qu'à la mesure de son Empire.

    Précédemment, la Cour d'Espagne était encore itinérante : Valladolid où était né Philippe II, Tolède qu'il n'aimait pas, non plus que sa jeune seconde épouse Isabelle de Valois, et Madrid.

    En 1560, Philippe opta pour fixer la Cour à Madrid, à l'époque petite ville où l'eau était abondante et bonne, et l'air de la montagne très pur (on rêve...).

    Les travaux de construction de cet immense ensemble architectural de 35.000 mètres carrés seront lancés en 1563, et ne dureront que 21 ans!

    Mais, la recherche de l'emplacement du terrain avait commencé dès 1558, et c'est elle qui nous intéresse. Elle fut menée par le roi en personne, flanqué d'architectes, de médecins, de carriers, tous triés sur le volet, et aussi d'autres personnages plus curieux encore.

    Il leur fallut presque trois ans pour se décider ! Et cela pour trouver un lieu en apparence aussi banal ... En apparence seulement !

     
    Nous l'avons vu, Philippe II était surnommé « le Roi Prudent » ; il l'était en effet en ce sens qu'il ne prenait pas ses décisions à la légère. Mais, d'une certaine manière, il était aussi « le Roi Savant », et pas en n'importe quelles sciences.

    Par exemple, il savait à peu près tout ce qui pouvait se savoir à son époque en architecture, mais aussi en... ésotérisme !

    Il avait pour cela une méthode redoutable: d'une main il encourageait vivement l'Inquisition la plus dure et, de l'autre, il se faisait apporter tous les livres interdits qui étaient confisqués par elle, et avaient parfois coûté la vie à leurs auteurs ou même à leurs lecteurs, par exemple à Giordano Bruno... Et, non content de cela, il les lisait et il les étudiait. C'est tellement vrai que la bibliothèque ésotérique du Palais de l'Escorial est considérée comme la troisième du monde, après le Vatican (tiens donc !) et la Sorbonne.

    La direction de cette bibliothèque unique était confiée à l’érudit polyglotte hébraïsant Arias Montano, sans doute d’origine juive.

    Ce fut donc le roi lui-même qui choisit l'emplacement, après avoir écarté Valladolid, Tolède, Grenade et Madrid. Et pour quelle raison ?

     
    L'architecte qu'il choisit initialement, sur les conseils de son père qui l'avait apprécié en Italie, fut Juan Bautista de Toledo, né probablement en Italie, en 1515.

    « De Toledo » était un surnom qui faisait allusion aux origines espagnoles des parents du personnage, sans doute juifs expulsés par les propres arrière-grands-parents de Philippe, les Rois Catholiques.

    En tant qu'architecte lettré de culture juive, Juan de Toledo n'ignorait sans doute rien des secrets de cette civilisation et, vivant et travaillant en Italie, il avait accès à des documents interdits en Espagne. Il avait aussi participé activement à la construction de la Basilique de St Pierre, avec Michel Ange.

    Un beau jour de 1559 il reçut une missive signée de la main de Philippe, qui voyageait à cette époque dans les Flandres, en compagnie d'un jeune homme de 19 ans né en 1530, Juan de Herrera, dont nous reparlerons. Par cette lettre, Philippe le nommait Architecte Royal. On imagine la fierté légitime de cet homme : quelle promotion !

    Juan Bautista se déplaça donc rapidement à Madrid et commença immédiatement le travail. Il fut logé dans l'ancien Alcázar, aujourd'hui disparu et remplacé par le Palais Royal, où il eut son bureau d'étude. Philippe, qui résidait périodiquement dans ce palais, travaillait souvent avec lui. Ensemble ils se déplaçaient fréquemment sur le terrain du futur palais, et Juan Bautista participa activement au choix du lieu.

     Disons tout de suite que, malgré cela, l'épisode espagnol fut finalement un drame personnel pour Juan Bautista de Toledo. En effet, quelque temps après son installation à Madrid, il appela auprès de lui sa femme, ses deux filles et ses archives. Dramatiquement, le bateau coula corps et biens, et l'on dit que le malheureux ne s'en remit jamais... Il mourut, seul à Madrid, en 1567, à 52 ans...

    Cependant, l'essentiel des plans du Palais était bien ébauché, même si Philippe voulait toujours plus grand et obligeait sans cesse son architecte à recommencer. Mais sa mort jeta un immense trouble parmi les bâtisseurs qui se retrouvèrent sans chef pour longtemps.

    Or, parmi les assistants de Juan Bautista de Toledo, et depuis 1563, se trouvait ce Juan de Herrera que nous avons rencontré en Flandres. Il avait alors 37 ans.

    C'était un fils de bonne famille espagnole de Santander, particulièrement versé dans l'architecture, les mathématiques, la littérature et autres sciences moins « catholiques ». Etait-il ce que l'on nomme « un initié » ?

    Le fait est que, petit à petit son influence augmenta auprès de Philippe II qui lui confia enfin la responsabilité de succéder à Juan Bautista de Toledo, en 1579.

     
    Sous l'autorité directe et omniprésente de Philippe II, épaulé par une pléiade d'assistants hors norme, le Palais de l'Escorial s'est élaboré et s'est construit comme une œuvre profondément et essentiellement symbolique et ésotérique, et cela, il faut le souligner, en un temps où l'Inquisition faisait rage.

    Examinons tout d'abord, le lieu, ce lieu improbable et banal à souhait ... aux yeux du profane.

    Il faut, pour comprendre ce qui se jouait là, revenir à la personnalité de ce roi, plus malin que fort, soumis aux superstitions, aux légendes, aux pratiques ésotériques, aux symboles auxquels il était attaché.

    Et pour nous guider sur ce parcours, quoi de mieux qu'un radiesthésiste ?

    Voici notre homme : il se nomme Epifanio Alcañiz, et il consacre sa vie à des recherches en radiesthésie. Sa spécialité, ce sont les « vortex » ou colonnes d'énergie qui sortent de la terre ou qui y entrent en certains endroits bien précis.

    Sa théorie, c'est que pas une cathédrale, pas une église, pas une chapelle, parmi les anciennes, n'est construite sans la présence de l'un de ces fameux vortex dans des « lieux de pouvoir » qui ont la particularité de régénérer les énergies des personnes qui les approchent, de les mettre en situation d' « état modifié de la conscience », et de momifier les morts.

    Bref, de les mettre en contact avec « Dieu », ajouterai-je.

     
    La question n'est pas ici de savoir si ces phénomènes sont réels ou supposés, mais sur le fait qu'ils ont gouverné en grande partie la construction de l'Escorial.

    Tout est en effet étrange, dès le départ. Les plus extravagantes légendes se mêlent à des considérations troublantes. Par exemple ceci : il se dit qu'au premier coup de pioche donné sur l'emplacement choisi, une forte bourrasque de vent s'éleva soudain, et qu'il y eut un violent coup de tonnerre comme sorti du sol qui jeta à terre les ouvriers. El la légende ajoute que le roi aurait dit que, si ce lieu était la « bouche du diable », il allait justement y construire un palais chrétien, pour la lui fermer.

    Et puis, ce chien noir qui, depuis ce jour, se mit à errer dans les lieux, puis à hanter le palais aux moments les plus dramatiques, tout au long de la vie du roi, et qui y est peut-être encore...

    Plus objectivement, le lieu n'était pas anodin.

    Pour commencer, ce que l'imaginaire populaire a nommé « la chaise de Philippe II », non loin du Palais, est en réalité un très ancien autel celte, construit par les Vétons, sûrement pas par hasard.

    Revenons à notre radiesthésiste, à ses prospections, à ses calculs et à ses mesures.

    D'après lui, la « vibration » normale des êtres et des choses se situe entre 6.500 et 8.000 unités Bovis (UB), unités subjectives et conventionnelles qu'utilisent presque tous les radiesthésistes.

     
    Or, il existe en certains lieux terrestres des vortex ou tourbillons d'énergie plus ou moins puissants. Ces points forts sont rares et, curieusement, il sont toujours associés à des lieux de cultes, païens ou chrétiens. C'est ainsi que l'emplacement de la « chaise » en question accuse 24.500 UB.

    Par comparaison, la cathédrale de St Jacques de Compostelle présente 19.000 UB et, plus généralement, tout le chemin se St Jacques est jalonné de multiples points forts qui vont de 10.000 à plus de 20.000 UB.

    L'église de Alba de Tormes, au niveau exact du tombeau de Sainte Thérèse monte a 24.500 UB. Et elle s’y est momifiée...

    La cathédrale de Chartres et la plupart des grandes cathédrales vibrent autour de 11 000 unités Bovis.

     
    Si un lieu de culte recouvre un vortex, ce n'est déjà pas mal ; deux ou trois, c'est du luxe.

    Eh bien, l'emplacement du Palais de l'Escorial en contient plus de 20, dont certains sont très forts, et systématiquement associés à des autels, des tableaux, des lieux symboliques remarquables ! Toute la disposition au sol du Palais est planifiée en fonction de ces points.

     
    La position intellectuelle que je propose ici, et je le répète, n'est pas de croire ou de ne pas croire, évidemment. Elle est d'observer « scientifiquement » que cette pensée magique a gouverné les anciennes religions, et surtout que le roi champion de l'Inquisition qui brûlait les livres « hérétiques », leurs auteurs et leurs lecteurs, aussi bien que les «sorciers» et autres hermétistes , était entièrement soumis et gouverné par eux dans son projet pour l'Escorial ! ! !

    Ce n'est pas par hasard que ce monarque a été qualifié à la fois de « roi prudent » et de « diable du Midi », un roi à double face, certainement affecté de troubles neuropsychiques comme sa grand-mère Juana La Loca (qui n’était pas « folle ») et son étrange fils Charles. Il devait irradier quelque chose de particulièrement inquiétant, puisqu'il tétanisait les ambassadeurs étrangers les plus volubiles, au point de leur couper littéralement la parole...

     
    Une fois l'emplacement trouvé, les plans du Palais furent mis en route, d'abord par Juan Bautista de Toledo, puis par Juan de Herrera.

    Tout l'ensemble est articulé par la géométrie ésotérique du carré, et par la symbolique, juive par excellence, de David et de Salomon.

     
    La géométrie du carré.

    Le carré faisait partie intégrante de la géométrie sacrée, avec le cercle et le triangle qui donnent respectivement le cube, la sphère et la pyramide.

    Le carré, comme le 4, est la synthèse des quatre Eléments ; il symbolise la stabilité terrestre, en complémentarité avec le cercle qui est le Ciel.

    Non seulement ces formes géométriques de base étaient considérées comme structurant la matière, mais encore comme vibrant en harmonie avec le Divin, et assurant aux humains un accès direct vers lui, par le mécanisme de la perception inconsciente et irrationnelle.

    Le plan de l'Escorial est entièrement organisé sur des structures carrées.

      

    L'Escorial, un « lieu de pouvoir ».Daniel D

    David et Salomon.

    On connaît le texte biblique : David le roi puissant et conquérant, et son fils, le sage Salomon, constructeur du Temple dont les plans avaient été reçus de Dieu par son père.

    La symétrie est parfaite : Charles Quint = David, et Philippe II = Salomon. Elle a été relevée et largement exploitée par les courtisans de l'époque. Mais elle a aussi été clairement appuyée par la décoration de l'Escorial, sinon que feraient à l'entrée de la basilique ces deux gigantesques statues des deux rois juifs qui accusent des ressemblances marquées avec les deux monarques espagnols ?

     

    L'Escorial, un « lieu de pouvoir ».Daniel D

    L’Escorial n’est pas qu’un Palais, c’est un monde global: une basilique, un monastère, un panthéon, une bibliothèque, un centre médical et alchimiste, un collège, une pinacothèque, etc.

    Ce sont aussi des symboles: celui de la contre-réforme (sa construction est contemporaine du Concile de Trente), nouveau Temple de Salomon...

     
    Lorsqu’un homme approche de sa fin, il va a l’essentiel et se dépouille des masques de la vanité mondaine, fût-elle royale ou impériale.

    Ainsi en fut-il de Philippe II: sa longue agonie due à l’une ou à plusieurs de ses 22 maladies reconnues, en pleine déchéance physique, lui infligea de terribles humiliations, et révéla au grand jour ses peurs et ses croyances, ses derniers espoirs et ses ultimes recours.

    Il mourait seul, après avoir perdu ses quatre épouses, six de ses huit enfants, ses sœurs et plusieurs de ses petits-enfants...

     
    C’est ainsi qu’il fit remplir sa chambre d’une multitude reliques de saints, triées parmi les quelque 7.000 que contient le Palais Monastère: bras, jambes, crânes, etc. cela pour le côté catholique.

    Mais, son fétiche préféré, celui qui l’avait fasciné toute sa vie, et qu’il garda sous les yeux jusqu’au bout, ce fut “Le Jardin des Délices” de Jérôme Bosch, peut-être pas tout à fait catholique, lui...

     

    L'Escorial, un « lieu de pouvoir ».Daniel D

     "Le jardin des délices " peint entre 1503 et 1504 - Jérôme Bosch (dit El Bosco) - musée du Prado

    Alors, “roi prudent”, “démon du Midi”, les deux à la fois ?

    Et si l’on retrouvait là plutôt le petit enfant trop réservé, intimidé par les grandes puissances qui l’entouraient alors?

    L’immensité de la machine qu’il avait mise en place était désormais pour lui réduite à néant.

    Ne restait-il du plus grand monarque de son temps, le plus prudent, le plus orthodoxe et le plus démoniaque, qu’une âme d’enfant terrorisé par le grand vide béant qui s’ouvrait devant lui?

    C’est en cela qu’il nous ressemble.

    Daniel D.

     

     

     

     


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