• Santa Orosia

    Santa Orosia : à quoi ça sert d’inventer des Saints ?

     

    Santa Orosia est la plus célèbre des icônes du Haut Aragon, plus exactement des agglomérations de Jaca et Yebra de Basa et de leurs alentours, dont elle est la Patronne diocésaine.

    Chaque année, et en nombre croissant, des cohortes de pèlerins se pressent dans l’ascension du mont Oturia (1600 m), vers le sanctuaire qui lui est dédié, au-dessus de Yebra.

    Il existe des manifestations similaires à Jaca.

     

    Les pèlerins viennent d’abord des villages voisins —une bonne trentaine—, et aussi de plus loin, y compris des touristes étrangers.

     

           

    L’évêque préside les festivités, et la ferveur est grande !

    Elle a été canonisée par le pape Léon XIII en 1902.

     

    L’Histoire, ou plutôt la légende officielle de Santa Orosia est la suivante.

    Au VIIIe Siècle, une jeune princesse de 15 ans, vierge, bien entendu, promise au prince wisigoth Fortún Garcés, fit le déplacement vers le Haut Aragon pour rencontrer son futur époux, accompagnée de ses frères et de sa suite. Selon les uns, elle venait d’Aquitaine, de Bohème, selon les autres.

    Le chef musulman qui régnait à ce moment-là dans la vallée flaira la bonne affaire, et se précipita pour mettre la main sur la belle vierge.

    Arrivé sur place, il employa des arguments fort romantiques pour la convaincre d’abord d’adopter sa religion, afin de la mettre ensuite dans son lit, bien évidemment (ou dans celui de l’Emir de Cordoue, selon d’autres récits). Ainsi commença-t-il par massacrer quelques personnes de la suite, puis un ou deux des frères d’Orosia, pour montrer son pouvoir de conviction.

    Et, comme la jeune chrétienne ne tombait décidément pas sous le charme de ce tendre amoureux, il commença à la découper en morceaux : d’abord les pieds, ensuite les mains et enfin, en désespoir de cause, vaincu, la tête ! Puis il fit jeter les restes dans un ravin.

     

    Deux ans, ou trois siècles plus tard selon les versions, un berger qui passait par là fut attiré par d’étranges lumières, et la Sainte lui apparut —d’autres versions disent « des anges »—. Elle lui raconta les circonstances de son martyre, lui montra l’emplacement de sa dépouille qui n’avait jamais été retrouvée, et lui indiqua que sa tête devait être déposée à Yebra, et son corps à Jaca.

    Les mauvaises langues assurent qu’en réalité, les deux paroisses se disputèrent les reliques et finirent par tomber d’accord sur ce partage à l’amiable.

    Quoi qu’il en soit, les premiers témoignages attestés datent seulement du XVIe Siècle.

    Observons maintenant les trois époques principales de cette épopée.

    Les événements auraient eu lieu au VIIIe Siècle : précisément au moment où commence la Reconquête en Aragon, et où il est nécessaire de fédérer toutes les forces autour d’un mythe catholique, de la même manière que ce fut le cas pour Santiago de Compostela.

    La découverte miraculeuse a lieu au moment où cette même Reconquête a marqué des points forts, et où le Royaume d’Aragon va prendre corps définitivement, avec le Chemin de Compostelle.

    Les premiers documents attestés sont contemporains de la Contre Réforme, qui réactiva la dynamique de l’Eglise Catholique résistante, mais aussi obscurantiste.

    Disons que le hasard fait très bien les choses.

     

    Les auteurs les plus objectifs pensent qu’au mieux, il s’agit d’une légende.

    Ne serait-il pas plus judicieux d’affirmer que cette Santa Orosia, inventée de toutes pièces, cristallise et synthétise autour de son nom des moments, des courants de pensée nécessaires à la conduite du peuple vers des intérêts collectifs utiles, indispensables à eux-mêmes ou... à la politique de leurs dirigeants ?

    Reste un point fort important et fort mystérieux : Santa Orosia, guérisseuse de tous les malades mentaux, réels, supposés, ou accusés de pratiques démoniaques.

    La cathédrale de Jaca est en soi un mystère : un bâtiment totalement disproportionné par rapport à la population du bourg, qui aurait pu facilement y loger tout entière, elle fut planifiée dès 1076, à peine achevée la Reconquête de la zone, comme si elle était destinée à être un immense centre chrétien, le symétrique de sa contemporaine de Saint Jacques de Compostelle, à l’autre bout du Chemin. 

     

    La chapelle de cette cathédrale, consacrée à Santa Orosia, Patronne de la ville, en constitue l’Eglise Paroissiale.

    Elle fut construite au XVIIe Siècle, donc peu de temps après l’apparition de la légende de la sainte, et à la même époque que le sanctuaire du mont Oturia.

    Elle se trouve décentrée par rapport au plan, en lieu et place du pêne de la clef qu’il constitue dans son ensemble. Or, il est avéré que, dans cette disposition « en clef » de l’édifice, le pêne contient le cœur du mystère : Santa Orosia, venue bien après Saint Pierre à qui la cathédrale est dédiée. A l’époque de la Contre Réforme, grande créatrice de saints ! 

    Y a-t-il une cohérence dans tout cela, un fil rouge conducteur ?

    Une chose est sûre : « Santa Orosia » est considérée comme la propriété exclusive de la région, et l’importance de son culte dépasse celui du Dieu Catholique lui-même. Cela parle très fort en faveur de la présence de racines extrêmement profondes, pré-chrétiennes pour tout dire !

     

    Commençons par le début : le toponyme « Yebra ».

    Selon les linguistes, Ramón Menéndez Pidal en tête, le nom provient du mot celte « eburos », qui signifie « if », l’arbre. Il serait donc lié au peuple celtique des Ebourons, connus pour leur culture de l'if qui donne un bois fibreux, élastique et solide, d'une excellente qualité pour la fabrication des arcs et flèches, depuis l’âge de pierre, mais pas seulement...

    L’if contient un alcaloïde vénéneux que les Ebourons utilisaient pour empoisonner ces mêmes flèches, et aussi, probablement, pour constituer de merveilleuses « potions magiques », étant données ses propriétés psycho-actives ou même hallucinogènes...

    Eh bien, nous y voilà !

    Les Celtes, comme tous les peuples les plus anciens, avaient la fâcheuse habitude de pratiquer les sacrifices humains, et d’adorer les têtes coupées qu’ils installaient dans des lieux « sacrés », pensant qu’elles les protègeraient contre les esprits malins et contre le mauvais sort.

    Dans des régions aussi « reculées » que le haut Aragon, tellement inaccessibles que les Romains et les Arabes s’y sont bien peu aventurés, les vieilles traditions s’étaient et sont encore conservées, ... même celle des têtes coupées.

    Mais, concernant les sacrifices humains, ces traditions devenaient carrément imprésentables à l’époque de la Reconquête et du Christianisme triomphant !

    D’où une première métamorphose : conserver le culte de la tête coupée, mais en attribuer l’origine, non pas à un barbare sacrifice humain, mais à un crime guerrier religieux, certes tout aussi barbare, mais oh combien porteur de leçons plus adaptées aux circonstances !

     

    Et l’on en vient aux fameux « endemoniados », « espiritados » ou « espirituados », surtout des femmes, victimes de maladies psychiques, nerveuses, psychosomatiques, ensorcelées ou accusées elles-mêmes de sorcellerie.

    Depuis une époque indéfinie, le 25 juin, Fête de Santa Orosia, mais aussi lendemain du Solstice d’été, des dizaines, voire des centaines de « possédé(e)s » se rendaient ou étaient conduits aux pieds de la Sainte, dans l’espoir d’être délivrés de leur mal, forcément « diabolique » selon la manière de voir obscurantiste de l’époque.

     

    « Endemoniados » à Jaca, vers 1920.

    Les malheureux étaient enfermés en vrac dans une chapelle de la cathédrale, pendant toute la nuit du Solstice. Ils portaient aux doigts des rubans de couleurs, faits de la laine d’une agnelle élevée puis sacrifiée expressément pour cela. Au petit matin, on libérait cette foule étrange, et les proches comptaient les rubans perdus pendant le sabbat de la nuit : autant de démons qui avaient fui, libérant les victimes de leurs diaboliques étreintes.

     

    Mais, la nuit en question, bien qu’étant la plus courte de l’année, était très longue en horribles péripéties, violentes, équivoques et parfois même tellement scabreuses que le bon évêque du lieu tenta d’y remédier en réduisant progressivement le temps consacré à ces ébats, jusqu’à les supprimer totalement en 1947, en plein puritanisme franquiste.

    Les gens du lieu et les historiens ne savent pas à quoi ni à qui attribuer cette pittoresque et lamentable tradition. Ils pensent, comme tout le monde que cela aurait quelque chose à voir avec la sage expression populaire, identique en espagnol « perdre la tête » ou « avoir perdu la tête » qui désigne clairement un état de trouble mental. Pourquoi pas ?

    Mais il est facile de voir que l’origine n’est pas là ; par contre, un gigantesque tabou la masque ! Il s’agit tout simplement de l’aimable coutume des Celtes, adorateurs des têtes coupées qui les protégeaient de tous les maléfices : « rien ne se perd ; rien ne se crée », même à l’insu des protagonistes eux-mêmes, tant est profond  le subconscient collectif et permanente sa structuration !

    Qu’en est-il de nos jours ? 

     

    Quelle nouvelle métamorphose pour la « Sainte », au service de quelle(s) cause(s) ?

    Essentiellement la ré-identification régionaliste, et la manne espérée du tourisme, aussi.

    Face à la « mondialisation », les peuples ont « perdu la tête » et qui, plus que Santa Orosia, serait indiqué pour la leur faire retrouver ? Non plus par le culte religieux catholique, mais par le mythe, tout aussi religieux, des « racines ». N’oublions pas que « religieux » vient du latin « religare » qui signifie « relier » non pas Dieu et les Hommes, mais les Hommes eux-mêmes entre eux.

     

    Il n’est que de voir la résurgence des costumes folkloriques, des instruments de musique, des chants et des danses vernaculaires, dans toute leur supposée pureté racinaire sacrée pour s’en convaincre.

    On a toujours besoin d’un saint auprès de soi !

    Daniel D.


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