• Le « Christ de Velázquez » - Daniel D.

    Le « Christ de Velázquez » : des légendes qui éclairent l’Histoire

    A six mois près, Diego Velázquez (juin 1599 – août 1660) aura vu se dérouler sa vie tout entière au cours de ce XVIIe Siècle qui n’a pas pu freiner l’inexorable chute de l’Espagne comme grande puissance, à la fois dans le fanatisme de l’Inquisition et dans la lumière des derniers grands génies du Siècle d’Or, dont il faisait partie lui-même.

    On vous dira que ce Christ a été peint en 1632, qu’il recèle la particularité d’une crucifixion à quatre clous, selon la doctrine du maître et beau-père de Velázquez, Francisco Pacheco, qui l’avait prise chez de Dürer, que ce tableau est resté au couvent de San Plácido à Madrid, jusqu’en 1804 et qu’après être passé par diverses mains, il est enfin arrivé Musée du Prado en 1829. C’est vrai.  

    On vous parlera d’influence italienne, du baroque espagnol, du fond noir qui met en valeur l’essentiel, des Impressionnistes, de Picasso, de Francis Bacon, et autres lieux communs aseptisés que l’on ressasse partout. S’il faut en passer par là...

    On vous tiendra de savants discours universitaires sur le trop long poème que le philosophe Unamuno écrivit pour ce Christ : pourquoi pas ?

    Ce sont ici d’autres points de vue que nous retiendrons, moins « politiquement corrects ». Pour commencer, nous avons affaire, sans doute, au seul Christ que Velázquez ait peint, car il n’était pas un peintre « mystique ».C’est qu’il l’a réalisé à la demande de l’un ou l’autre des personnages sulfureux que nous allons rencontrer, et à une époque particulièrement trouble, émaillée d’étranges légendes fort révélatrices.

     Le « Christ de Velázquez » - Daniel D.

    Nous sommes dans les premières années 1620. Un jeune noble d’environ 25 ans, don Jerónimo de Villanueva, « protonotaire » d’Aragon, fortune assurée par ses parents, et déjà bien placé à la Cour, se propose d’épouser une riche héritière, Teresa Valle de la Zerda y Alvarado, à Madrid.

    Mais voilà qu’à la suite d’on ne sait quelle embrouille amoureuse, le projet échoue —sans doute à cause du fiancé...— car le brave don Jerónimo se voit dans la situation de devoir « réparer » quelques chose. Il choisit pour cela de faire transformer l’une de ses maisons en couvent de l’Ordre de Saint Benoît, qui prendra le nom de « Monastère de l’Incarnation Bénie » ou « de Saint Placide ».Son ancienne promise s’y installera et sera aussitôt élue Mère Supérieure en 1624. Lui, il restera le propriétaire des bâtiments. A l’époque, comme on le sait, les « vocations » ne manquaient pas, réelles ou forcées, pour « caser » les jeunes filles oisives ou rejetées par leurs familles, et qui y entraient parfois très jeunes.

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    Or, dès 1628, commencèrent à courir d’inquiétantes rumeurs : quelques-unes des religieuses avaient été surprises en train de se rouler par terre en bavant, les yeux révulsés, proférant des insanités et des blasphèmes ! Elles étaient sous l’emprise d’un démon qu’elles nommèrent « Peregrino »!

    Les choses prirent de telles proportions que pas moins de 25 des 30 nonnes furent atteintes, y compris la Mère Supérieure.

    C’est à ce moment-là qu’on découvrit que leur confesseur, le beau Francisco García Calderón, tenait des discours et avait des pratiques vraiment bien peu orthodoxes...

    Et la « Sainte Inquisition » commença à y mettre son nez.

    Mais, notre bon confesseur était-il le seul responsable des errements des nonnes ? 

    Cela nous donne l’occasion de faire la connaissance de deux très hauts personnages de l’époque.

    D’abord, le « Conde Duque de Olivares », Enrique de Guzmán, héritier d’une longue lignée de la grande noblesse espagnole.

    A force d’intrigues et de bonnes relations, il arriva à être choisi comme favori par le roi.

    Ce fut un personnage clef du règne de Felipe IV, rival de Richelieu dans la « Guerre de trente ans », homme compétent mais dont la carrière se termina par un échec, en particulier à cause des Catalans qui se refusèrent à participer aux efforts de guerre aux côtés de la Castille —déjà !—, et qui acheva sa vie en exil à Toro.

    Il avait sous sa protection Jerónimo de Villanueva, qui était Secrétaire du Roi. Comme on se retrouve !

     

    Le « Christ de Velázquez » - Daniel D.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     Et maintenant, le roi Felipe IV :

    Ce roi, qui régna 44 ans, fit ce qu’il put pour maintenir l’Espagne au niveau où l’avait portée son grand-père Philippe II, mais il n’y arriva jamais, malgré ses quelques qualités personnelles.

    Ce qui nous intéresse ici, c’est que, s’il avait en général un caractère faible et indécis, ce n’était pas toujours le cas. En effet, il était très friand de jeunes nonnes qu’il recherchait assidûment!

    Et voilà comment une légendaire intrigue va prendre corps, si l’on ose dire...

    Il se trouve qu’à cette époque-là, entra au couvent de San Plácido une petite merveille : une jeune blonde angélique aux yeux bleus, le fantasme même du roi !

    Et l’information ne tarda par à lui arriver par l’un ou l’autre des personnages que nous venons de rencontrer, et qui lui servaient sans doute de « rabatteurs » : il faut bien flatter son maître, et le distraire de ses ennuis avec la Catalogne, le Portugal, et la banqueroute annoncée...

    Depuis ce jour-là, il ne pensa plus qu’à ça, et n’eut de cesse qu’on la lui présentât. Cependant ce n’était pas chose facile, même pour un roi : il se rendit, déguisé, au couvent, mais il ne put pas vraiment la voir, seulement l’entendre, cachée comme elle était derrière les grilles du cloître. Mais la seule musique de sa voix acheva de le rendre fou de désir. Il la lui fallait à tout prix !

    Le « Christ de Velázquez » - Daniel D.

     

    Nous avons là tous les éléments pour bâtir une typique saynète, de l’espagnol « sainete » —au masculin—, et qui ont fait la pâture des commérages de Madrid, puis inspiré bon nombre d’écrivains.

    Voici comment nous la raconte le docteur Gregorio Marañón, savant historien à ses heures.

    La belle et fraîche religieuse se nommait Sor Margarita de la Cruz.

    Le protonotaire possédait une maison contiguë au couvent. Il fut donc décidé, avec sa complicité, de creuser un passage secret qui aboutirait dans la cave où les religieuses entreposaient leur charbon, à l’intérieur même de la partie cloîtrée.

    La Mère Supérieure fut mystérieusement informée des projets du roi, peut-être par la petite nonne elle-même, qui ne devait pas les apprécier beaucoup. Mais, que pouvait faire une simple religieuse face au pouvoir absolu du Monarque ? Certainement pas l’affronter directement !

    Et c’est ici qu’apparaît la superbe et romanesque astuce de cette Mère Supérieure.

    Lorsque le roi, expressément déguisé et accompagné de ses complices, sortit de la cave à charbon et apparut dans les couloirs du couvent, il se trouva en présence d’une impressionnante cérémonie funèbre.

    En ayant demandé la cause, il apprit que l’une des religieuse venait d’être victime d’une mort subite, et que toutes ses sœurs étaient en train de veiller sa dépouille et pratiquaient les rites mortuaires propres à la communauté. Il voulut savoir qui était la morte.

    C’était justement Sor Margarita de la Cruz !

    Il en reçut un choc terrible, et envoya ses complices avec mission de vérifier et de faire les prières qui convenaient.

    Effectivement, la nonnette était allongée dans un cercueil, les mains croisées sur la poitrine, tenant un crucifix. Quatre gros cierges brûlaient aux angles du catafalque. L’horreur absolue!

    Tout ce petit monde épouvanté, la queue basse si l’on peut user de cette métaphore..., s’empressa alors de reprendre le chemin de la cave à charbon !

    Vous aurez compris qu’il s’agissait là d’une géniale mise en scène.

    Le roi finit par le comprendre, ou par l’apprendre par la rumeur, et la légende conclut en affirmant qu’à titre de représailles, il demanda une véritable entrevue et que, cette fois-là, il arriva à ses fins ! 

    C’est déjà très grave, et très révélateur de l’état d’une société, même si ce n’est qu’une légende.

    D’autres histoires couraient encore, accusant ces bonnes sœurs d’avoir commerce avec le démon, de donner des consultations ou de délivrer des augures à la plus haute société, tout en cautionnant des pratiques carrément sataniques.
    Mais il y avait bien pire, et très historiquement prouvé cette fois.

    De nombreuses familles de Juifs portugais, fuyant l’Inquisition de leur pays, qui était encore pire que celle de l’Espagne, s’étaient installées à Madrid, pour y chercher un refuge et du travail.

    Il se trouve qu’en 1630 deux d’entre elles furent dénoncées à l’Inquisition pour avoir, à de nombreuses reprises, injurié, malmené, martyrisé un Christ, le frappant, le jetant au sol et le brûlant au cours de réunions sacrilèges.

    Tous furent arrêtés et interrogés, mais les juges n’obtenaient rien de très convaincant. C’est alors qu’ils s’intéressèrent à l’un des enfants, âgé de 6 ans, jusqu’à ce qu’il déclare qu’effectivement, il voyait régulièrement ces horreurs chez lui, par le trou de la serrure et qu’un jour même, il entendit le Christ se plaindre et demander pourquoi on lui infligeait de telles sévices.

    Les malheureux parents confirmèrent les faits sous la torture...

    Cette déclaration troubla grandement les Inquisiteurs, et même si certains d’entre eux n’y croyaient pas complètement, cinq adultes furent condamnés au bûcher, et les enfants à la réclusion perpétuelle.

     L’  « Auto de fe » eut donc lieu à Madrid, en présence de toute la Cour, le 4 juillet 1632. La cérémonie dura 11 heures d’affilée, en pleine canicule, et fut suivie par une foule considérable.

    Ce fut, à n’en pas douter, un procès « arrangé », car les historiens n’hésitent pas à dire que le Favori Olivares avait besoin de donner des gages à ses ennemis politiques qui le considéraient trop laxiste avec les Juifs et trop faible avec les rebelles portugais. Il fallait donc trouver des boucs émissaires !

    Le « Christ de Velázquez » - Daniel D.

    Revenons à la commande du Christ faite à Velázquez.

    Nous sommes maintenant, comme dans un vrai roman policier, en présence de plusieurs « coupables » potentiels, tous aussi plausibles les uns que les autres : Villanueva, Olivares, Felipe IV.

    Avant d’examiner les cas, une certitude : ce Christ fut bien commandé à Velázquez pour le couvent de « La Encarnación Benita », et une question : pourquoi un Christ alors que couvent était placé sous le patronage de l’Incarnation ?

    Villanueva et les religieuses :

    Les religieuses possédées furent emprisonnées quelque temps pour délit d’« illuminisme », puis relâchées, car reconnues victimes de leur scandaleux confesseur qui finit ses jours en prison.

    Villanueva fut inquiété lui aussi par l’Inquisition, mais s’en tira grâce à ses bonnes relations. 

    Olivares :

    En raison de sa complicité dans les pervers agissements du roi, et de son comportement vis-à-vis des Juifs portugais, il avait sans doute pas mal de choses à se reprocher..

    Philippe IV :

    Si l’on accorde du crédit à la légende, l’aventure de la macabre mise en scène au couvent lui aurait donné très mauvaise conscience. Et puis, la petite nonne ne s’appelait-elle pas Margarita « de la Cruz », « de la Croix » ?

    L’Histoire n’a pas réussi a trancher !

    Ce qui est sûr, c’est que Velázquez a donné à ce Christ le visage, presque adolescent, d’un être doux, innocent, profondément affligé, plus par les horreurs du temps que par son propre sacrifice !

    Tous ces hommes, malgré leur position au sommet du pouvoir absolu, étaient à la fois croyants sincères, ignorants et terriblement superstitieux, victimes, comme le pays tout entier, de l’effroyable fanatisme religieux de l’époque, et des réactions « sataniques » qui, fatalement, devaient en résulter.

    Car, comme l’écrira le peintre Francisco de Goya, un siècle plus tard : « El sueño de la razón produce monstruos » (« Le sommeil de la raison produit des monstres »).

    Daniel D.

     

     

     

     


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