• La semaine sainte par Daniel D.

     La Semaine Sainte et les Militaires

    Voici la bonne nouvelle : « La présence de militaires dans les processions de la Semaine Sainte augmente de 10%. » L’article est de 2012, et le calcul est fait par rapport à 2011. « ABC » note aussi que, depuis 1994, la présence des Forces Armées est «volontaire» dans les processions.

    « En vérité, je vous le dis, je n’ai pas trouvé, même en Israël, une si grande foi. » (Matthieu 8.5-13), déclare Jésus, à propos d’un soldat romain dont il avait guéri le serviteur.  Ne soyons pas manichéens : on peut, sans  doute, créditer ces pittoresques légionnaires d’une foi aussi grande que celle du soldat romain. A titre individuel, ils sont sûrement là pour ça.

    Gageons que cela les aide beaucoup à dépasser leurs histoires personnelles parfois bien scabreuses et chaotiques, et à se reconstruire. Ils vivent ici leur grande fête, au degré primaire de la catharsis : respectons-les ; ce ne sont pas leurs vies privées qui nous regardent. Ce sont les structures politico-religieuses et les symboles correspondants, tout ce qui les formate, qui nous intéresse. Les « superstructures » comme disait l’autre ! Depuis que l’Homme a l’esprit grégaire —et ça remonte loin !— les attroupements, meetings et autres processions ont été des pratiques courantes, constitutives même des sociétés. En Espagne, le phénomène a pris une signification particulière et fondatrice, dès le début de la Reconquête, dans le contexte d’un catholicisme militant et guerrier. Ce n’est pas par hasard si le Saint Patron en est Santiago Matamoros —le Tueur de Maures— avec son emblème, la croix en forme d’épée. Scandaleux oxymore...

       

    C’est tellement vrai qu’aujourd’hui encore, comme on le voit, « le sabre et le goupillon » sont pleinement d’actualité au coeur de la Semaine Sainte.

    Les premières allusions attestées, concernant les processions, suivent donc l’itinéraire et le calendrier de la Reconquête. C’est ainsi que l’une des plus anciennes a été trouvée à Zamora. Le document date de 1179. Il confirme le parcours et les modalités d’un défilé religieux, « ainsi que cela a toujours été pratiqué et autorisé par le Conseil » ; cela en repousse donc l’origine beaucoup plus haut. Mais il n’est pas question de militaires dans ce texte.

    Les innovations survenues dans ces festivités au cours des siècles ont souvent été d’initiative populaire. Elles l’ont été, bien sûr, dans un contexte social, religieux, politique qui, imprégnant fortement les gens à leur insu, leur donnait l’impression de « libre choix » sincère, en même temps que se manifestait dans leurs apports une claire adéquation avec l’air du temps.

    « Quand je pense —être libre—, qui pense ? », demande le philosophe... Les pouvoirs en place n’avaient plus qu’à trier et à magnifier les initiatives qui pouvaient le mieux servir leurs intérêts. Vous auriez fait de même, non ?

    Les premières processions organisées et codifiées ont été consacrées au « Corpus Christi », le coeur même de la doctrine catholique, selon laquelle le corps et la pensée du Christ qui font un tout indissociable, sont présents dans l’Eucharistie. Il s’agissait de contrer les hérésies, tel le « docétisme », qui le nient.

    Instituées par le pape Urbain IV en 1264, elles devaient se limiter à montrer au peuple la seule Ostie Consacrée, dans sa châsse.

    Mais les populations avaient encore un caractère naturellement médiéval, c’est à dire très festif, païen, paillard même. Petit à petit apparurent des images pieuses, certes, mais aussi des personnages carnavalesques : des masques, des diablotins, des géants, des dragons, des tarasques, etc., accompagnés de chants, de bals et de sarabandes qui finirent par détourner les braves fidèles — évidemment friands et complices de ces réjouissances— de l’essentiel de la doctrine...

    Plus tard, au cours des temps, se formèrent des corporations, des congrégations, des confréries qui instituèrent, pour leur propre usage, des processions similaires.

    C’était sans doute trop beau ! Le Conseil de Castille tenta donc d’y mettre fin en 1533, mais sans beaucoup de succès....

    Le Concile de Trente (1545 – 1563) s’efforça de recentrer les défilés sur les seules images pieuses. Mais pendant deux siècles encore, l’Eglise dut supporter, —rendez-vous compte !—, des danses d’hommes et de femmes masqués, équivoques ou même obscènes, autour des processions...

    Il fallut attendre les Bourbons, oui, les descendants de notre Louis XIV, pour que les processions du Corpus, et les autres, soient enfin débarrassées de ces relents festifs et païens. Et le remède fut, comme c’est souvent le cas, bien pire que le mal...

    Par Ordonnance Royale de 1768, le roi Carlos III introduisit le loup dans la bergerie.

    L’Armée qui, jusque là, n’était chargée que de faire respecter, de l’extérieur, le bon déroulement et la bonne humeur des processions, y fut introduite pour exercer, de l’intérieur, une sévère répression : chasser tous ces indésirables démons, « manu militari », c’est le cas de le dire. Elle y entra en 1768, et... elle n’en est plus jamais ressortie ! L’ordre est entré, et la réjouissance du coeur est partie, celle de la « Bonne Nouvelle », définitivement remplacée par le sinistre dolorisme obscène du baroque de la Contre Réforme.

    Ce sera la porte ouverte à des aberrations à la fois théologiques et politiques... Pour être plus clair, il nous faut dire ici quelques mots concernant la procession du « Cristo de la Buena Muerte », à Málaga, « Mecque » des Légionnaires, et emblématique synthèse de tout ce que représente le « National Catholicisme ».

    La Légion espagnole compte dans ses rangs deux des personnages les moins présentables du XXe Siècle dans ce pays : le Général José Millán Astray, son fondateur en 1920, dont la célèbre devise était « ¡Viva la muerte ! », et le non moins célèbre Francisco Franco qui lui succèdera à ce poste en 1923 !

    La fondation de ce noble corps est due au fait que l’armée espagnole, n’arrivant pas à s’imposer dans ses colonies nord africaines, décida de se doter de professionnels taillés à la mesure de l’adversaire, et capables de rivaliser avec lui en brutalité sanguinaire. Le résultat dépassa toutes les espérances. La preuve en fut donnée lors de la répression des grèves de mineurs aux Asturies, en 1934. Revenons à Málaga, en 1925. Des responsables locaux souhaitaient donner aux fêtes de la ville un rayonnement comparable à celui de San Sébastián et de Nice, en pointe à cette époque-là. Ils se déplacèrent donc à Madrid, afin d’inviter des personnes illustres qui, par leur présence, rehausseraient les processions de la Semaine Sainte. La moisson n’aurait pu être meilleure dans le plus beau de leurs rêves: le Chef de l’Etat (un peu dictateur), Général Primo de Rivera, le Général Sanjurjo, Chef de l’Armée d’Afrique, et le Lieutenant Général Franco, Chef de la Légion !

    Tout ce beau monde sympathisa avec l’Evêque local et présida toute la procession du « Christ de Mena » (son sculpteur), ou « Cristo de la Buena Muerte », au son des trompettes de la Légion. Ce ne fut que le début d’une extraordinaire histoire d’amour qui dure encore aujourd’hui !

    Le malheureux Christ « de la Bonne Mort » est ainsi devenu le Saint Patron de la Légion. Il a même, dit-on, été enrôlé dans la Compagnie, sous le nom de « Jésus de Nazareth, fils de Joseph et de Marie, âgé de 33 ans » ! Grâce à cela, il doit maintenant subir chaque année, pendant la procession, l’intégralité de leur hymne officiel braillé par les soudards : « El novio de la muerte » (Le fiancé de la mort), titre aberrant, parfaitement accordé cependant avec la devise de Millán Astray, qui avait lui-même choisi ce chant.

    Ça fait vraiment beaucoup de mort, tout ça ! Il est vrai que, durant la Semaine Sainte, les processions de « Jésus Ressuscité » n’occupent proportionnellement, ni guère de place ni guère de temps... La Contre Réforme est passée par là !

    Inutile de dire que la dictature franquiste a été l’époque la plus faste de l’Histoire pour la création de processions nouvelles, pour les privilèges accordés aux Armées dans l’Eglise, et réciproquement : c’est le « National Catholicisme », qui structure encore tellement les esprits, inconsciemment et en profondeur, que le débat reste strictement enfermé dans son champ sémantique pervers, tant chez les « pour » que de chez les « contre », tant chez les religieux que chez les laïcs.

     Un exemple : le mot « laicidad » vient tout juste d’entrer dans le « Diccionario de la Real Academia Española », en 2014, dans sa 23e Edition encore inédite...

     En son absence, tout le monde parle de « laïcisme ». Or, méfions-nous bien des réflexions simplistes : ce n’est pas une affaire de modes ou de mots; c’est la structure même de la pensée et du raisonnement qui sont en jeu. Le suffixe « isme » induit à la fois des dimensions d’idéologie militante et d’intolérance.

     Alors, comment « penser » sereinement la laïcité avec cet outil ?

     Les quelques rares « collectifs » qui s’opposent à la présence de militaires dans les processions, au nom de la séparation de l’Eglise et de l’Etat, sont donc bien évidemment traités de «laïcistes», c’est à dire, au bas mot, d’ennemis de l’Eglise, sinon d’ennemis de Dieu lui-même !

    Par contre, personne ne remettrait en cause, tellement « cela fait partie des traditions » et n’a ni entrée ni lieu d’existence dans le champ de la réflexion formatée, le monstrueux rapprochement « Jésus/militaires»... 

    Et surtout pas à Málaga ! Voici une « capture d’écran » du portail de leur Semaine Sainte, en 2014 ! J’ai surligné deux passages que je traduis : « Au cours de l’année 1931 éclate la République », et « Après la libération de Málaga par les troupes franquistes».

     

    Vous pouvez traduire le reste, « no tiene desperdicio », comme on dit en espagnol ! Et s’il vous reste un peu d’appétit...

     

     Revenons à la bonne nouvelle du début —sans majuscules, eh !— : après la difficile période au cours de laquelle les malheureux socialistes ont confondu, et pour cause, « laïcité » et « laïcisme », l’Armée va enfin réintégrer les processions !

    Et c’est que, surmontant avec un génial bonheur les querelles politicoreligieuses, l’oecuménisme du négoce touristique est en train de réconcilier les masses: il faut sauver le spectacle, coûte que coûte.

    Rien au monde ne saurait justifier de tuer cette poule aux oeufs d’or !

    Permettez-moi de conclure, avec ce grapheur anonyme, de Zamora: « ¿Me habré muerto sólo para salvar el turismo ? » Je serai donc mort seulement pour sauver le tourisme ?

    Daniel D.

     

     

     


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