• La musique de la Semaine Sainte espagnole

    La musique de la Semaine Sainte espagnole : toute militaire ?


    Chacun sait que pour faire « marcher » les foules, à tous les sens du terme, rien ne vaut une bonne musique, surtout si c’est une « marche » !
    Les militaires l’on compris de tous temps, et l’Église leur a carrément emboîté le pas, si l’on ose dire, en ce qui concerne la Semaine Sainte. Mais, pas tout de suite.
    La restauration des processions, en Espagne, a suivi la progression de la Reconquête, du Nord au Sud. Les plus anciennement attestées datent du XIIe Siècle, comme par exemple celle de Zamora.
    En effet, il convenait de reconvertir au catholicisme les populations qui avaient été musulmanes pendant quatre, cinq, voire presque huit siècles. Par exemple, en Andalousie, la Reconquête de Córdoba fut achevée seulement en 1236, celle de Sevilla en 1248, et la dernière, celle de Grenade, en 1492.
    La remise en place des processions a été l’un des outils de cette reconversion.

    Au tout début, ces cérémonies étaient de simples cortèges religieux qui consistaient à promener des reliques dans les villes ou villages, d’une église à l’autre, afin de les purifier et de les sanctifier à nouveau. C’est le cas à Sevilla, où la plus
    ancienne est celle de Procession au Moyen Age. “La Vera Cruz”, (La « Vraie Croix ») qui existe encore de nos jours.
    Les congrégants étaient souvent des « flagellants » qui défilaient le dos nu pour que leurs suivants les flagellent, pratique qui fut interdite par Calos III en 1777.

    La musique de la Semaine Sainte espagnole

    Il y avait aussi parfois des femmes dans ces processions !
    On n’a pas conservé de traces des accompagnements musicaux de ces cérémonies, car la transmission en était uniquement orale et familiale, mais il y a tout lieu de croire qu’il s’agissait de prières et de chants liturgiques, sortis eux aussi de leur Temple, pour solenniser l’événement. On sait cependant que les seuls instruments autorisés étaient « une trompette et un tambour pour bien marquer la douleur ». Ces deux types d’instruments restent encore aujourd’hui la base de la musique de la Semaine Sainte.
    Bon an, mal an, cela dura jusqu’à la Contre-Réforme, avec le Concile de Trente (1545 – 1553), qui imposa de sévères modifications aux rites catholiques. Il s’agissait en effet de lutter non seulement contre les Musulmans encore mal convertis, mais aussi contre les Protestants qui proliféraient. Cette Contre-Réforme, pour catéchiser les foules
    analphabètes, utilisa, entre autres moyens, une imagerie particulièrement macabre, celle des “pasos” de la Semaine Sainte, dont les plus représentatifs, presque tous conservés et encore exhibés aujourd’hui, datent effectivement du XVIe Siècle et du XVIIe.

    La musique de la Semaine Sainte espagnole        La musique de la Semaine Sainte espagnole

                                                                                                                                              Groupes de ‘ministriles’ du XVIe Siècle.


    De cette même époque date la création à Sevilla, puis partout en Espagne, des « ministriles » (du français ‘ménestrel’) qui allaient remplacer les « juglares » —sortes de troubadours saltimbanques— du Moyen Age.
    Ces « ministriles » constituaient de petites formations rattachées à des Institutions royales, nobiliaires ou, le plus souvent, ecclésiastiques.
    Certains étaient spécialisés dans les instruments à cordes, et les autres dans les instruments à vent, plus bruyants, pour l’extérieur.
    Ils étaient chargés d’accompagner les sorties ou manifestations publiques de leurs employeurs, afin d’en augmenter le prestige. Ils intervenaient, bien sûr, dans les processions.
    Ils interprétaient des musiques de cour ou religieuses, par exemple des motets, petites compositions interprétées avec musique ou « a capella ». Ils constituaient ainsi des « capillas » (‘chapelles’).
    Les premières Confréries processionnelles de Semaine Sainte datent en Espagne du XVIe Siècle, et depuis lors, rien n’a changé fondamentalement dans leurs structures.
    Durant plusieurs siècles, les diverses processions furent progressivement accompagnées par une multitude croissante de saltimbanques bruyants : tarasques et tarasquilles, diablotins, masques et géants, danseurs acrobates —hommes et femmes !—, etc., censés représenter le Diable qui allait être expulsé par l’Eglise. Mais leurs débordements, scabreux parfois, finirent par déplaire tellement aux Autorités qu’en 1777, une Loi les chassa des Temples et des processions, et
    fit entrer l’Armée à leur place, pour y faire régner bon ordre.
    Et l’on imagine facilement que l’Armée entra avec sa propre musique qui, peu à peu —ou rapidement ?— remplaça les ministriles.
    Il est intéressant de noter que depuis cette époque-là, on ne joue que des marches lors des processions, et cela pour trois raisons : d’abord parce que c’est plus solennel, grave et dramatique, ensuite, c’est ce que les militaires —ou les fanfares locales qui s’en inspirent— savent faire de mieux ! Et aussi parce que les « pasos », ces énormes chars, leçons de
    catéchisme « vivant » pour les fidèles, et portés à dos d’hommes, ont fait leur apparition à ce moment-là.

     Il faut savoir que bon nombre de ces «pasos » peuvent dépasser une tonne, et qu’ils sont portés par 40, 50, 60 «costaleros», ou plus.


    Ces porteurs sont littéralement écrasés par le poids, et il ne faudrait pas
    que l’un d’eux trébuche... On imagine la catastrophe ! Il est donc vital qu’ils soient parfaitement synchronisés.

    Et, comment le seraient-ils mieux que par une musique de marche ?

      La musique de la Semaine Sainte espagnole 

      Le « Paso de la Santa Cena », à Alicante : 3 tonnes et 200 porteurs ! Le plus massif d’Espagne.

    C’est pour cette troisième raison que toutes les musiques de Semaine Sainte sont désormais des marches, à de rares exceptions près.
    Ces grandes musiques que l’on entend partout dans le pays aujourd’hui, sauf les classiques qui avaient été adaptées au début (Beethoven, Chopin, Grieg, Mozart, Wagner, etc.), ont vu le jour seulement à partir de la fin du XIXe Siècle.
    Avant cette fin de XIXe, L’Église et les processions avaient connu plusieurs tentatives de sortie de l’obscurantisme, depuis l’époque des Lumières à la fin du XVIIIe. Il y eut ensuite Napoléon, bien sûr, puis le
    courant libéral favorisé par la Régente Marie-Christine, de 1833 à 1840, avec la vaste « Desamortización eclesiástica» (‘Confiscation des biens de l’Église’) conduite en 1835 par le Ministre Mendizábal.
    Puis un important retour en arrière se produisit avec la Constitution de 1876 qui rétablit explicitement le Catholicisme comme Religion d’Etat.
    Il en résulta une considérable reprise des manifestations religieuses, donc des processions. Un immense répertoire de musiques fleurit alors dans la même mouvance conservatrice. Et la quasi totalité des compositeurs étaient
    ... des militaires !
     

    A l’intérieur même de cette unanimité processionnelle, on peut distinguer deux grands courants musicaux : l’Andalousie avec le Sud en général, et le reste de l’Espagne, en particulier la Castille.
    La Castille, de plus anciennes traditions, reste très austère à tous points de vue : marches funèbres pathétiques et solennelles, parfois avec un arrière-plan d’hymne martial, comme la Marcha de Thalberg1 —dite aussi « del Maestro Haedo2 », à Zamora ; il y règne la rigueur et la discipline, dans le silence de la foule.
    Les défilés sont très narratifs, didactiques et moralisants; ils suivent la chronologie de l’Histoire de la Passion.

    La musique de la Semaine Sainte espagnole

    Cristo de Gregorio Fernández, Siglo XVII.

    En Andalousie, les processions tournent autour de Christs ou de Vierges célèbres, par exemple «El Gran Poder» ou «La Macarena» à Sevilla.

    Mais, tout en respectant, bien sûr, le cadre funèbre de la circonstance, on y introduisit des marches un peu plus dynamiques, avec parfois un brin de gaîté festive, presque dansantes, comme la célèbre « Pasan los Campanilleros3 » de Manuel López Farfán (1872 - 1944), dans des foules plus bruyantes et participatives.

     

    La musique de la Semaine Sainte espagnole 

    Jesús del Gran Poder.        Siglo XVII. Sevilla.    

     

    Et puis, c’est la patrie de la « saeta » !
    La « saeta » mérite un petit développement.

    Le terme « saeta » provient du latin « sagitta », la flèche.
    C’était à l’origine une poignante invocation à haute voix, adressée à la Vierge ou à Jésus, une demande d’aide, simple, et sans mélodie.


    Le père du poète Antonio Machado, anthropologue, définissait ainsi les « saetas »: « coplas disparadas a modo de flechazos contra el empedernido corazón de los fieles » (« strophes lancées comme des flèches contre le coeur de pierre des fidèles »).

    La musique de la Semaine Sainte espagnole

     «La saeta» - Julio Romero de Torres (1874 – 1930).

     

    Subitement, toujours à la fin de ce XIXe Siècle, la « saeta » est devenue un chant, d’abord mélodie populaire spontanée, à la fois pour son texte et sa musique, puis de plus en plus affaire de grands spécialistes du chant flamenco.

    Cette évolution est nuisible à l’expression populaire parfois maladroite, certes, mais toujours tellement authentique !
    Les saetas populaires sont souvent « inspirées » et improvisées in situ par des spectateurs, au passage du Christ ou de la Vierge. A ce moment-là, toute la procession s’arrête et attend scrupuleusement la fin du chant, dans un silence absolu.
    Du point de vue musical, sous l’influence directe du flamenco, ce sont des mélodies issues des cultures traditionnelles andalouses : chrétienne, juive, musulmane (l’appel du muezzin) et gitane. On peut distinguer de nombreux styles, selon les villes ou régions.

    La musique de la Semaine Sainte espagnole

    La plus représentative est sans doute la Seguiriya, qui s’inscrit dans le «cante jondo» (le « chant profond »). Elle vient de l'intérieur, du plus profond de soi. C'est un chant libre dont la structure rythmique complexe est de douze temps. Elle exprime la tragédie humaine, la solitude et le désespoir de l'homme face aux drames de la vie, à la mort. Son nom même
    —quelquefois écrit “siguiriya ”— est l’onomatopée d’une plainte ! Elle est très marquée d’influence gitane.
    Son unique strophe se compose le plus souvent de quatre vers de sept syllabes, parfois seulement de trois vers. Elle se distingue des autres  “coplas” par son troisième vers, plus long.
    En voici un exemple, de la région de Jerez4 :

    Por una montaña oscura,
    iba caminando mi Jesús,
    y como la noche estaba oscura,
    Judas llevaba la luz.
    Par une montagne sombre,
    Jésus allait en chemin,
    Et comme la nuit était bien sombre,
    Judas allait, flambeau en main.

     

    Toutes ces manifestations, ces musiques, sont à la fois l’expression de courants de pensée, religieuse, sociale, politique, issus d’ « inspirations » individuelles d’artistes qui ont su capter l’ « air du temps » pour le retransmettre à des publics qui s’y reconnaissent, et en faire en retour des modèles sociaux structurants.

     La musique de la Semaine Sainte espagnole

    Procession dans la Cathédrale-Mosquée de Córdoba.

    Aujourd’hui, deux courants nouveaux se manifestent, et entraînent des tentatives plus ou moins réussies.
    C’est, déjà depuis quelque temps, la folklorisation de la Semaine Sainte, et sa mise au service du Tourisme, donc de l’Économie.

    La musique de la Semaine Sainte espagnole

    «Fiesta de Interés Turístico Andaluz».

    Il faut entendre par « folklorisation » un processus qui ne conserve que la forme des choses, et en a perdu le fond : dans beaucoup de cas, ces processions ne sont plus que des coquilles vides, que l’on dore au maximum, en y ajoutant parfois du clinquant, donc des musiques plus « faciles », mais mal acceptées par les croyants.
    L’autre courant, plus récent, est nettement identitaire : l’affirmation d’une Culture Chrétienne, face à des tentatives de retour de l’Islam, avec la reprise de musiques très traditionnelles.

    Mais, quoi qu’il en soit, l’Armée est toujours présente : à part quelques « collectifs » militants, personne ne voudrait la supprimer, et surtout pas les touristes !
    Mieux, passée la période socialiste de la « Transition démocratique », elle revient partout en force !

    Daniel D.

    1 https://www.youtube.com/watch?v=7d4qFaHvYeU
    2 Dans les années 1910 / 1920, le “maestro” Inocencio Haedo Ganza (1878-1956), adapta pour la
    Semaine Sainte cette marche du compositeur suisse Sigismund Thalberg (1812 – 1871).
    3 https://www.youtube.com/watch?v=AA1OuGPP8G4
     4 http://flun.cica.es/revista-alborea/n008/antologia.flamenco/mp3-2/tema15.mp3
     

     


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